Le Réseau des musiques du monde

Bernard Souroque : L’homme qui marchait avec ses rêves.

Publiée le 13/10/2015 dans Pros

L’ami Bernard Souroque, 67 ans, après une héroïque lutte contre la maladie, vient de tirer sa révérence.
Au détour des furieuses années 70, l’oiseau s’était révélé (de pair avec Bernard Aubert, un des actuels dirigeants de la Fiesta des Suds et de Babel Med) à travers un club de jazz à Nîmes, Musiques en stock, sorte de New Morning de région qui fit passer des groupes aussi divers que Chet Baker, Lounge Lizards, ou Los Van Van. Puis avec d’autres, il créa sous la mandature du maire visionnaire Jean Bousquet, la Feria des musiques de rue. L’idée étant d’ouvrir la féria traditionnelle aux musiques du monde et aux arts de la rue, rares à l’époque. De fait, autour des arènes, se croisèrent aussi bien Royal de luxe que Zingaro, le Groupe F que Doudou N’Diaye Rose, La Mano Negra que Les Gypsy Kings, Cheb Mami que Chico Buarque.
Une des sources de son inspiration, Bernard Souroque la trouvait du côté des grands rassemblements festifs du monde, des Fallas de Valence aux Mardi-gras de la Nouvelle-Orléans. C’est leurs dimensions trans générationnelles, ce jeu de va-et-vient entre le « sacré » et le profane, qui le passionnaient. Ainsi la dimension ritualisée d’un événement fut t’elle presque toujours le filigrane de son travail de metteur en scène. En tout cas un temps, Nîmes l’Espagnole fut bien durant une décennie un laboratoire artistique unique en France. Puisque s’y succédèrent un grand nombre de manifestations dans lesquelles il put dérouler ses idées iconoclastes et partageuses. Souvenons-nous du Festival de flamenco, du Printemps du jazz, des Quartiers en fête, de méga-concerts aux arènes comme celui d’un Paul Simon.
Un changement politique municipal l’ayant contraint à s’investir ailleurs, il organise ensuite La Carnavalcade de Saint-Denis qui marquera de son empreinte la Coupe du monde de football 1998. Avant d’arriver à Marseille en quête d’un concepteur urbain pour fêter les 2600 ans de la ville. Fort de sa mise en scène de l’album-photo de la ville du taureau (à travers ses fameuses pegoulades), il épouse la même démarche dans la ville la plus naturellement pluriculturelle de France. Ainsi naîtra en 1999 La Massalia, l’un des plus formidable événement urbain réalisé dans notre pays. Le principe étant de mobiliser la cité dans ce qu’elle avait de populaire, en travaillant sur ses mémoires croisées et ses mythologies. Ce projet mobilisant durant des mois, à travers 60 ateliers, des milliers de figurants et professionnels qui inventeront une remarquable mosaïque de chants, danses, costumes, musiques, cela au long d’un défilé épousant une scène de plusieurs kilomètres en hauteur autour du vieux port. Plus de 300.000 personnes se reconnaissant avec jubilation dans les diverses expressions de l’esprit marseillais.
Le succès de cet évènement en appelant d’autres, il fut décidé de poursuivre et de créer une grande fête populaire sous forme de biennale. Trois grands rendez-vous naquirent de ce pari : La Marscéleste (pour fêter l’an 2000), L’Odyssée de la Cannebière et Aux quais du large. Des rassemblements fraternels de sons et de sens au cœur de la cité phocéenne qui, fatalement, devait faire de Bernard Souroque l’homme idoine pour piloter ultérieurement le lancement de Marseille-Provence, Capitale européenne de la culture 2013, un jour périlleux de janvier. Une fête qui se déroula sur un périmètre de 380.000 m2, d’Arenc à la Bonne-Mère, incluant la Canebière. Le lever de rideau de cette nuit hors normes étant La Grande parade, jaillie des Quartiers Nord et dévalant jusqu’au port industriel, qui mis à contribution des plasticiens, des performers, des constructeurs, dix lycées techniques, concevant une immense chenille lumineuse articulée faite d’autos, bus, camion de pompier ou motos, customisés. Cette chenille s’alimentant en fabriquant sa propre électricité !
Oui, c’était ce genre de défi dadaïste dont Bernard Souroque se délectait, entrainant avec lui une bande « d’allumés » tous aussi talentueux les uns que les autres, cela de la conception à la sécurité (Ah ! le Mistral qui se lève lorsqu’un feu d’artifice géant doit être tiré !). Sa sensibilité à l’enjeu du lien social (Cf. un passé d’éducateur de rue) lui enjoignant toujours, par delà des talents venus d’ailleurs, de mettre à profit les potentialités artistiques du cru, toutes ces disciplines avec lesquelles il pratiquait, comme on dit aujourd’hui, de la co-construction artistique. Cette conviction que Marseille était une « ville-monde », qu’il fallait la valoriser en tant que telle, sera également à la base de son (dernier) investissement en tant que directeur du Festival Jazz des Cinq Continent (le fameux FJ5C très tendance sur lequel on aimait le chambrer !), qui s’est se déployé dans le somptueux Parc Longchamp. Pour lui en effet, inviter des artistes représentatifs du « jazz à travers le monde » se fondait sur l’idée que chaque région de la planète influait sur les modalités du jazz, ses imaginaires, ses formes, ses improvisations. D’où des programmations au carrefour de jazz historiques tout autant que de la soul, du funk, du blues ou de musiques traditionnelles.
Qu’on me permette ici quelques propos plus intimes. Bernard avec sa séduction naturelle faisait partie de cette (petite) diaspora de « fadas » de musique(s) qui n’aiment rien tant que les vivre sol y sombra, c’est-à-dire avec leurs paroxysmes et leurs mélancolies, si possible dans leurs contextes, leur associant tous les plaisirs connexes qui vont avec… dont beaucoup d’éclats de rire. Dans le sillage d’un père musicien et chef d’orchestre, il avait sa catalanité au cœur, j’étais griffé occitanité versus Languedoc. Notre rapport au local et à l’universel justifia que plus de trois décennies durant nous avons pu conduire une conversation sur les cent manières de faire swinguer le monde.
Cet été, il fut absent de ce rendez-vous sétois où nous retrouvions quelques mordus de musiques (dont le gars R.K.K lui aussi déserteur). Sa résistance au mal fut d’une élégance insigne. J’ose penser que sa force fut d’être porté par tous ses rêves qu’il avait réalisés.
Frank Tenaille