13-14 - « Musique et luttes : mémoire de années 80 »
Jeudi 12 juin 2014
La Bellevilloise (Halle aux oliviers) – Paris 20ème
En partenariat avec la Bellevilloise et l’association des Rares Talents
Frank Tenaille
Bonjour à tous. Le filigrane de cette journée est notre ami Bill Akwa Bétotè, avec lequel je travaille depuis trente ans. Nous avons décidé de parler des luttes, des mobilisations et des engagements de ces artistes dans les années 80. Pour ma part, je parlerai davantage du milieu des années 70 jusqu’au début des années 80.
Dans les années 80, les musiques s’inscrivent dans une filiation que je vais tenter de traduire en sons.
Musique : « Indépendance Cha-Cha » de Joseph Kabasélé (1960).
La première filiation deces musiques est le panafricanisme et les mouvements indépendantistes des années 60. D’autres chansons naîtront sur le processus d’indépendance, mais celle-ci, emblématique de cette époque, aura un écho considérable dans toute l’Afrique. Donc, dès l’indépendance, la musique est diffusée très rapidement par la radio Congo Belge.
Je vais passer maintenant un autre aspect des choses. Dans un pays ayant mené le processus d’indépendance, il est intéressant d’écouter le grand musicien E.T Mansa,(surnommé le « roi du high-life »), car il est la jonction entre plusieurs éléments. En effet, l’Afrique a toujours absorbé une série d’influences, au niveau des instruments notamment, avec l’utilisation de l’orgue en Afrique du Sud, des cuivres sur toute la côte lors des Comptoirs, ou d’instruments de l’armée américaine lors du débarquement au Ghana. Des formations se sont donc créées, et E.T Mansah est entré dans ce créneau-là. Par ailleurs, il avait une réflexion sur ces mutations : « Nous voulions de toute urgence un rythme indigène pour remplacer la musique de coloration étrangère de valse ou de rumba ; nous avons évolué d’un type de musique en nous appuyant sur des rythmes africains de base, un entrecroisement culturel africain au niveau du son et une variété des langues ghanéennes autochtones ».
Musique : « Ghana Freedom ».
Il important de signaler le fait que, dans ces années indépendantistes d’Afrique francophone, la Guinée et le Mali, entre autres, ont dit « non » à De Gaulle en 1958. Il existe donc un mouvement panafricain pour les indépendances, et dans ce mouvement, une série de pays décide de mettre la culture en avant, particulièrement les musiciens. Il s’agit presque de demandes d’état de valoriser, travers la musique, les cultures autochtones et nationales. L’exemple le plus marquant se déroule en Guinée Conakry où de nombreux orchestres se sont créés dans les villes. Certains groupes des années 80 ont été liés à cette histoire-là. Par ailleurs, Kouyaté Sory Kandia, grand chanteur ayant dirigé le Ballet National de Djoliba, a mis en musique de vieux mythes et légendes liés à la cosmogonie.
Musique : « Mali-Sadio ».
Cette chanson explique un mouvement ayant concerné de nombreux pays (Ghana, Guinée Conakry, Mali…), et entraîné des créations (groupes, instrumentistes, compositeurs très contemporains aux audaces stylistiques). Aujourd’hui, les artistes appartiennent à cette même histoire.
Nous entrons à présentdans les années 80, avec les mouvements de libération nationale de certains pays. En effet, jusque dans les années 75, une série de colonies (la Guinée Bisseau, le Cap Vert, l’Angola et le Mozambique) étaient occupées par la dictature portugaise de Salazar. Les mouvements de libération, portés par de nombreux artistes, furent alors extrêmement forts, et en avril 80, l’indépendance duZimbabwe (ancienne Rhodésie) est proclamée en présence de Bob Marley. Les chants choisis pour cette occasion sont ceux ayant servi à mener la lutte en Rhodésie, et à cet égard, je vous propose d’écouter Stella Chiboisé, une chanteuse du Zimbabwe impliquée dans tous ces mouvements, accompagnée d’une mbira, un instrument issu des rituels religieux Shona. Le caractère métaphorique de la langue Shona permettant de contourner la censure, Stella Chiboisé a fait une transcription de tous ces éléments.
Musique : Stella Chiboisé.
Les années 80 sont également marquées par la question de l’apartheid en Afrique du Sud, où la musique se situe en première ligne, avec notamment Miriam Makeba, célèbre dans son pays dès 1952.
Musique : Miriam Makeba.
L’Afrique du Sud connaîtra une sorte de période intermédiaire, avant l’application de l’apartheid mesquin. La réglementation de la vie sociale en Afrique du Sud sera draconienne et de nombreux artistes seront contraints à l’exil, dont Miriam Makeba, AbdullahIbrahim, Hugues Masekela ou Chris Mac Gregor. Malgré cela, une continuité anti-apartheid a perduré en Afrique du Sud. En effet, avant l’apartheid mesquin, il existait un jazz d’influences américaines ou hollandaises à Sophiatown, un important quartier multi racial de Johannesburg. Mais, avant l’arrivée de cette musique, l’ensemble de la contestation musicale s’est faite dans les ghettos, dans les mines, etc. La France a été la première à exposer ces artistes-là, dont les Maouté Lakouine, avec le Malatini, « le hurleur ».
Musique.
Un autre aspect des choses, visible dans les photos de Bill Akwa Bétotè présentées ici, sont les effets montant de la globalisation. En effet, l’échange inégal entre le nord et le sud s’exerce (flux de population, etc.) et les musiciens épousent tout cela. Ainsi, après le milieu des années 70, la France voit apparaître des phases successives d’artistes : une vague d’artistes africains, dont Pierre Akendengue duGabon, et Toure Kunda, puis, d’autres artistes venus du Mali et de la Côte d’Ivoire, dont Salif Keita et Mory Kanté.
Musiques :« Aux dieux de ce monde », de Pierre Akendengue, et « Afriquesans fric » de Manu Dibango, 1980.
A la même époque, Alpha Blondy s’insurge contreles exactions policières en Côte d’Ivoire.
Musique : Brigadier Sabari.
Il est intéressant de voir les différentes manières avec lesquelles les artistes abordent le thème de l’engagement, à savoir, la facette franche et directe de Féla Kuti qui s’est insurgé contre les dictatures néo coloniales africaines, au nom des idées panafricaines. Le panafricanisme, droit à l’émancipation des peuples, est lié au mouvement des nationalités ;il s’est renforcé après la conférence de Bandung en 1955 et marque l’entrée sur la scène internationale des pays du tiers monde. Le panafricanisme essaye donc de trouver à la fois une voie politique originale, et une voie valorisant l’existant (mémoire et cultures), ce qui est intéressant vis-à-vis de la question des identités.
Musique :« Colonial mentality », de Fela.
D’autres musiciens engagés différemment ont étévictimes des pouvoirs, comme le chanteur gabonais Hilarion Nguema.
Musique :« Le sida ».
En 1984, le chanteur Zao compose une chanson antimilitariste pour dénoncer la guerre d’Angola, dont il évoque les conflits et les négociations entre l’Union Soviétique et les Etats-Unis. Cette chanson avait un caractère prémonitoire, car le Congo sera ravagé par une guerre civile et Zao sera obligé de se cacher.
Musique :Zao.
La veine humoristique incarnée par de nombreux artistes est intéressante (Bébé et Zédez notamment), car elle permet de dire des mots de manière détournée. Par ailleurs, concernant le rôle du chant des femmes, les années 80 voient apparaître de nombreuses chanteuses, notamment, Angélique Kidjo, engagée politiquement, ou Congo Love, chanteuse féministe, en qui de nombreuses femmes se reconnaissent et qui aborde des thèmes comme le travail des femmes faisant vivre la famille ou les hommes volages. Par rapport à la reconnaissance des identités culturelles, dans les années 80, le Maloya est reconnu dans l’Océan Indien, avec Danyel Waro, ou Firmin Viry.
Le périmètre des années 80 à Paris ne concernait pas uniquement les artistes. En effet, la vague des musiques africaines correspondait également à des lieux (le théâtre Dunois, le Palais des Glaces, le New Morning, la Chapelle des Lombards, l’Hippodrome de Pantin, le Théâtre Noir, le Bataclan, le Studio Gabriel, laMaison des Cultures du Monde), des fêtes communautaires, des squats, des circuits, des festivals (Ris Orangis, Angoulême), des labels, des restaurants, des médias (Libération, Rock n’Folk, Paroles et Musiques). Le « Réseau Zone Franche » est lié à cette histoire : un réseau de personnes travaillant ensemble.
Avant que Bill AkwaBétotè ne prenne la parole, je dirais que sont travail est un travail de mémorialiste. De plus, l’histoire de ces photos n’est pas nécessairement visible :
Sur la photo de GeoffreyOryema rueQuincampoix, Bill le fait poser avec une harpe manga. En effet, les instruments tiennent une place très importante dans ses photos. Au moment de la prise de cette photo, Geoffrey Oryema avait fuit le régime d’Amin Dada. Plus tard, il s’installera en Normandie qui lui rappelait la région des grands lacs dont il est originaire. Cela est intéressant, car il existe une correspondance entre cette photo et les chansons d’un artiste humble et secret.
La photo de Salif Keita le montre allongé sur le dos. Cette photo de 1985 est très intéressante, car il s’agit du premier concert en France, dans la salle de la Mairie communiste de Montreuil. Salif Keita est entouré de Mangala aux percussions et Ousmane Kouyaté à la guitare.
La photo de Docteur Nico, l’un des plus grands guitaristes d’Afrique et référence majeur de Jimmy Hendricks, a été prise lors de son passage à Paris, avant qu’il ne se rendre en Belgique pour se faire soigner.
Je tenais à énoncer ces exemples, car derrière ces histoires de photos, il existe une histoire plus profonde.
Bill Akwa Bétotè
Je vous remercie d’être là et de me permettre de pouvoir présenter ce travail à la fois si loin et si proche. Je crois que nous sommes tous attachés à une certaine façon de comprendre ce que l’on fait tous les jours. La photo me permet d’être plus proche de la réalité et de l’imaginaire, à travers tout ce qui me sensibilise dans le quotidien. Ces photos, correspondent à l’histoire de mes racines. Originaire du Cameroun, j’ai été investi par le besoin de traverser cette époque de la fin des années 70, époque où cette migration n’existait pas. Aujourd’hui, dans tous les quartiers de Paris, nous sommes en Afrique. A cette époque, pour pouvoir rencontrer des artistes africains, il fallait faire le voyage et se sentir proche de ces liens et de ces relations à ces cultures, celles du Cameroun en particulier. Certains rendez-vous m’ont interpellé. Il s’agissait, en premier lieu, de retrouver des artistes non connus, qui exprimaient leur carrière à travers de petits spectacles dont la communication se faisait uniquement de bouche à oreille. Les artistes ayant également besoin de communiquer, la force de la photo était d’imprégner la valeur de l’origine musicale ou culturelle, et l’échange avec le public. Avec la photographique, j’ai immédiatement trouvé un lien professionnel et culturel, dont j’avais le sentiment qu’il était à ma portée. En tant que photographe, rencontrer tous ces gens signifie également « aller vers l’autre », pouvoir trouver ma place dans le lien qui se crée à un soixantième ou à un vingt-cinquième de seconde avec cet instrument qu’est l’appareil photo. Sans lui, je n’aurais pas l’espace nécessaire pour m’exprimer. Que dire de ces photos ? Franck a tout dit. Si vous avez des questions, je pourrais y répondre, mais je crois qu’elles parlent d’elles-mêmes et témoignent de ces carrières parfois brisées, parfois emplies de rêves, parfois empruntes de luttes ou de besoin de dire des choses. Je laisse la parole aux artistes et à Monsieur Brice Ahounou, d’Afrique Internationale.
Frank Tenaille
Journaliste et anthropologue, Brice Ahounou a travaillé durant 17 ans avec Jean Rouch. (Frank Tenaille invite Kiala à la tribune). Kiala vient de la République Démocratique du Congo. En 1972, il a joué dans des groupes renommés (l’African Jazz, de Kabasélé), au Cameroun, au Nigéria avec Féla, et a participé en 1983 au groupe Ghetto Blaster.
Brice, quel est ton sentiment sur cet entre-deux des années 1975 à 1985 ?
Brice Ahounou
Bonjour à tous. Mon sentiment est que tout cela est très riche. En vous écoutant, je me remémorais ce qui se passait là-bas et en France, et quelques noms me sont venus à l’esprit.
Brigadier Sabari d’Alpha Blondy a été cité comme exemple musical. Vis-à-vis de l’engagement, à la fin des années 80, Alpha Blondy est allé très loin, en dénonçant et en consacrant un album à la présence de l’armée française en Afrique basée en Côte d’Ivoire ; au regard de ce qui s’est récemment passé en là-bas, l’acte musical d’Alpha Blondy était en avance. En termes d’engagement musical, avec son titre « Ne pas bouger », Salif Keita est allé également très loin sur la question de l’immigration africaine. En effet, nous sommes alors sous François Mitterrand et la question de l’extrême-droite est présente au cœur de la société.
Je pensais également à Maître Gazonga, musicien tchadien qui vivait à Abidjan, plaque tournante de la musique africaine, et qui a composé un morceau intitulé « Les jaloux saboteurs » : lui, l’étranger tchadien qui voulait s’intégrer en Côte d’Ivoire, considérait qu’il existait, en Côte d’Ivoire, des jaloux saboteurs qui voulaient saboter son expérience. Nous sommes proches de Salif Keita avec « Ne pas bouger ».
Le second exemple est le chanteur burkinabais Balaké, du groupe Africando, qui vivait également à Abidjan dans les années 80, et qui avait la chance d’avoir, à ce moment-là, un dialogue avec l’Amérique. Il a composé « Taximen » sur le refus de certains taxis de transporter, en Côte d’Ivoire, des femmes étrangères qui souhaitaient accoucher à la maternité.
Il ne s’agit donc pas uniquement de la question de l’extrême-droite en France, mais en Côte d’Ivoire, et à mon sens, ces musiciens ont eu l’intelligence de souligner cela. Cette forme d’engagement qui n’était pas toujours visible et qui relevait de ce que l’on pourrait appeler « l’infra politique », résonne aujourd’hui.
Concernant l’Afrique du Sud évoqué par Franck, l’affaire de Zao est très importante. En effet, la chanson « Moustique » sur les combattants de la guerre de 14-18 et de 39-45 commence par un coup de clairon très familier à ces soldats, français à ce moment-là, ayant la guerre pour le compte de la France. En effet, ces motifs musicaux, le clairon et les marches militaires, ont été retenus dans le patrimoine musical de ces africains. Lorsque Zao écrit cette chanson, le cinéaste africain Sembène Ousmane l’utilise pour son film « Le Camp de Thiaroye » (interdit en France). Il s’agit de l’histoire de ces combattants africains réclamant leur paye, mais que l’on finit par tuer, à l’aube, car ils ont pris en otage leur commandant en chef français. Zao jouera dans le film, et cette chanson revêtira un caractère prémonitoire, au regard de ce qui arrivera àZao : la guerre civile du Congo, la perte d’un enfant et sa fuite vers la forêt.
Par ailleurs, je pensais au Ghana et à la récente disparition de Maya Angelou. Lorsque le panafricanisme prend une forme politique concrète avec une prise de pouvoir en Afrique (Ghana), le CROMA panafricain est installé en 1957, et un certain nombre d’intellectuels américains noirs le rejoignent au Ghana, dont Maya Angelou, (1 :09 :58-bandeRR) et Pademore. Maya Angelou pense alors à un concert qui réunirait à la fois des musiciens ghanéens et américains. Entre temps, le CROMA est renversé parles militaires, mais ces derniers n’empêchent pas le concert (« Soul to Soul »), lequel a lieu en 1971, en présence notamment d’Ike et de Tina Turner, de Santana et de Wilson Pickett.
Du point de vue de l’engagement, il se passe donc quelque chose : des artistes arrivent d’outre atlantique pour ce concert que les militaires laissent se dérouler, car la musique est plus importante que tout le reste. Merci Franck.
Arrivée d’Ismaël Toure.
Frank Tenaille
Ismaël, ta présence est importante, car tu es le prototype d’une histoire. En effet, tues arrivé à Paris en 1973. Tu as donné des cours d’alphabétisation dans les foyers Sonacotra, puis tu commencé avec les frères Griots. Ensuite, cette aventure s’est poursuivie avec ton autre frère, Amadou, et le groupe Toure Kunda naîtra. Je citais tout à l’heure le théâtre Dunois. Il s’agit d’un lieu très important où vous vous êtes installés pendant un mois, et où le petit noyau de gens qui viendra vous voir drainera d’autres personnes, et ainsi de suite. Puis, cela s’étendra à tous les lieux où vous passerez en France. Par la suite, vous jouerez sur toutes les scènes internationales, mais malgré cela, vous resterez fidèles à vos racines et à votre creuset spirituel. Ismaël, quels souvenirs as-tu de cette phase des années 80 ?
Ismaël Toure
Merci de m’avoir accordé ce témoignage. J’en profite pour faire de même vis-à-vis de Bill Akwa Bétotè qui était là à l’époque. Il a été d’un soutien incontestable. Il faisait simplement son reportage autour de la musique, apportant un témoignage très fort sur tous les musiciens, les garçons comme les filles, de toutes les zones.J’ai toujours été étonné de sa neutralité. Lorsque j’ai cherché à comprendre, je me suis rendu compte que cet homme avait l’amour des musiciens et de la musique.Je te remercie et te souhaite longue vie. Comme Franck le disait, nos débuts ont été ceux de petits cuisiniers, devenus grands, progressivement. Je me souviens du prénom du gérant de ce petit théâtre Dunois, Sylvain. Ce sont des choses qui nous restent, qui nous suivent, car pour nous, la musique c’est le souvenir, le rappel de ce que l’on a vécu, de ce que nous avons partagé avec des gens, et cela continuent à nous faire vivre. Nous sommes également tombés à une bonne époque, car l’aventure a débuté, sous Mitterrand, à un moment où les gens commençaient à être mis au sommet de l’état, nous faisant croire en ce quenous avons toujours cru, c'est-à-dire au fait que nous sommes pareils. Lorsque l’état a « ouvert les vannes », un choix collectif s’est fait petit à petit autour de ça, et nous avons été étonnés de voir que, chaque fois que nous étions quelque part, les gens venaient nous voir. Nous y étions presque indifférents, car nous ne le comprenions pas. A l’heure où je vous parle, nous avons fini 50 titres, méticuleusement sélectionnés. Car, si un seul d’entre eux avait un défaut, nous le mettions à la corbeille. Lorsque je les apportais aux distributeurs, personne n’en voulait. Je les rapportais et je les ai toujours.J’en ai fait quelques copies à des amis de confiance et j’ai eu quelques retours. Nous avons intitulé cet album « Lambi Golo », qui signifie« la lutte des singes ». Car, en fin de compte, nous nous sommes aperçus que nous sommes tous des singes et que nous passons notre temps à lutter entre nous. Et, petit à petit, l’oiseau a suivi son nid jusqu’à la dernière branche. Je terminerai en disant qu’à l’heure actuelle, nous sommes entrain de faire vendre un album par le biais d’un système auquel je ne crois pas du tout. Mais ceux qui croient sont ceux qui arriveront à destination, et ceux qui hésitent vont attendre. Et ceux qui ne partiront pas, sortiront du jeu.Comme disait Franck Tenaille, avec mes frères, ma famille et mes amis, nous avons tenus. Je me rappelle encore ses articles, dont il n’a pas oublié une miette, et dont le seul résumé me donne l’impression d’avoir été interviewé par lui il y a cinq minutes, car c’était tout à fait vrai. En effet, les journalistes transmettaient les profondeurs de vérités que nous avions en nous et que nous voulions faire passer à tout prix. Je ne citerai pas les petits labels par le biais desquels nous sommes passés, Gilbert Castro et Jean Caracosse lequel a toujours voulu aider les artistes en se remplissant les poches, je n’ai pas honte de le dire. Mesdames, messieurs, je vous remercie de l’attention que vous me portez, et vous donne rendez-vous à la sortie du prochain album, « La lutte des singes », « Lambi Golo ». Merci beaucoup.
Franck Tenaille
Parmi leurs engagements, je signale que les Toure Kunda sont intervenus dans cette grande opération appelée « (...)annulons la dette » (1 :21 :02-bandeRR). Par rapport au Sénégal, j’ajoute que vous vous êtes également fortement engagés dans la récolte de fonds après le naufrage du « Joola ». Je voudrais maintenant passer la parole à Kiala. Il fait partie de ces musiciens qui alimentent les groupes de leur talent, mais qui, de par leur modestie, ne sont pas toujours mis à la place qui devrait être la leur. Kiala, je voulais que tu me donnes ton sentiment sur les années 80, époque où tu jouais avec Féla, et où le groupe Ghetto Blaster a été créé.
Kiala
Bonjour à tous. Je suis né en Angola et ai grandi au Congo. En 1974, je suis parti du Congo en raison du régime de Mobutu. Je voulais connaître l’Afrique. Je suis donc parti au Cameroun pendant un an, puis, je suis arrivé au Nigéria. Ce qui me plaît au Nigéria, c’est qu’un Africain n’a pas besoin de dire qu’il est de tel ou tel pays. S’il le souhaite, il peut même entrer dans l’armé nigériane. En tant qu’africain, l’Afrique est ton pays et tu es reçu en tant que tel. Je suis né en 1951, dans les années des colonies. A l’époque des colons, les policiers congolais n’avaient pas de fusils car ils auraient pu se révolter contre les maîtres. Ce n’est pas les Belges qui tapaient les Africains, mais les Africains. Je ne vais pas beaucoup parler. J’ai joué avec Kabasélé, mais de tous les voyages musicaux que j’ai pu faire, Féla est la seule personne qui a été mon maître, mon père spirituel. Car, en tant qu’africain, Féla te dit : « Tu es mon frère ». Je vais dire à tous les africains ce que j’ai compris chez Féla.
A l’origine, mon nom est David. En arrivant chez Féla, je le lui ai dit, et il m’a répondu : « David ? Ce n’est pas vrai ! Si tu vois le vrai David, que diras-tu ? » Alors, je lui ai dit que je m’appelais Kiala, et il m’a répondu : « Ca, c’est ton nom. As-tu déjà vu les Chinois s’appeler Pierre ou Antoine ? » Là, je me suis dit que cet homme était quelqu’un de vrai. En 1983, nous sommes venus en France avec le groupe Ghetto Blaster. Des français habitants aux Etats-Unis voulaient voir des musiciens africains, et ils ont pris la route. A ce moment, je jouais encore avec Féla, et j’ai dit à son manager que je voulais venir en Europe. Il m’a répondu que cela serait dangereux si l’on n’avait pas quelque chose de solide. Mais, il a trouvé des musiciens français qui voulaient connaître les musiques africaines. Ils sont venus au Nigéria, le groupe Ghetto Blaster a été formé et nous sommes arrivés en France, où nous étions le premier groupe d'afrobeat (black beat signifie toute la musique noire du monde entier, Amérique, Antilles, etc.) En arrivant en France, nous représentions tous les groupes qui étaient en France. Aux Etats-Unis ou en Italie, on dit « Ghetto Blaster de la France ». Pour le monde entier,Paris était la capitale de la musique africaine. Mais, une chose m’a déçu. En effet, un matin, j’ai entendu à la radio qu’il s’agissait de musique française. Mais la musique française ne pouvait pas arriver aux Etats-Unis. La seule musique française que l’Amérique reconnaisse, c’est Edith Piaf. Donc, en tant que musique africaine, nous représentions la France. Il s’agit des années 88, et les choses ont commencé à retomber. Je me souviens que Foulquier nous a annoncé que nous ne pouvions pas jouer à La Rochelle, car, malgré le fait que nous étions africains, nous chantions en anglais. Aujourd’hui, tous les groupes français chantent en anglais. Nous étions donc en avance. Je terminerai par là. Merci.
Frank Tenaille
Merci Kiala. Vous venez d’entendre une tranche de vie. Il existe en effet un certain show-biz qui considère que la musique africaine ne marche plus, comme si la création s’était arrêtée en Afrique. De plus, on présente souvent le succès, le nombre de disques ou les ventes, sans raconter toute l’histoire qui est derrière, alors qu’il s’agit de la vraie vie de la musique. So Kalmery va venir nous rejoindre, mais je vais passer la parole à Hilaire Penda, car ce sont des gens comme lui qui prennent le relais de tous ces anciens.
Hilaire, que t’inspire cette histoire et quelle liaison existe-t-il avec l’histoire actuelle ?
Hilaire Penda
Bonjour. En préambule, je dois remercier Bill et lui rendre hommage. Car, grâce à ses photos, il a su sublimer les artistes de toute l’Afrique. Je te remercie au nom des artistes présents, de ceux que je représente et de ceux qui ne sont plus là aujourd’hui. Merci à toi, Bill. Je suis un vrai pur produit des années 80, époque où je suis arrivé à Paris. J’ai été chef d’orchestre de Mory Kanté. Notre premier concert s’est déroulé à la Mutualité. A l’époque, le problème africain à Paris était dû au fait que nous n’étions pas du tout organisés. En effet, chaque fois que quelqu’un avait un succès ou un bon filon, il le gardait pour lui et ne le partageait pas avec les autres. Il y avait de grands groupes comme Toure Kunda, Manu Dibango ou d’autres, avec lesquels, à l’époque, je n’étais jamais d’accord, car je considérais que ces groupes marchaient mais ne produisaient pas les jeunes. Mais aujourd’hui, j’ai compris que l’on ne pouvait pas se mettre à la place des autres. C’est la raison pour laquelle nous avons monté la structure « L’Association des Rares Talents ». Nous essayons de fédérer tous les artistes afin qu’ils partagent la scène ensemble, et, dès que cela est possible, nous tentons de régler les problèmes liés à la musique.
Par ailleurs, j’ai fait un disque dans les années 80, dont la promotion s’affichait dans tout le métro parisien. Mais cela ne m’a pas servi, car on ne m’appelait plus pour travailler (on me surnommait Michel Jackson). Ce fut très difficile, mais cela m’a aidé à comprendre la manière dont il fallait s’organiser. J’ai connu Brice en Côte d’Ivoire, avec lequel je jouais en boîte de nuit, à la fin des années 70. J’ai rencontré Pascal Lokua Kanza et nous avons joué à l’hôtel Ivoire à la même époque. Puis, nous sommes arrivés à Paris où nous nous sommes tous retrouvés. J’ai une anecdote. Un jour, j’ai croisé Pascal Lokua Kanza. Il m’a tenu par la main, mais je lui ai dit qu’ici cela ne se faisait pas. Pour nous, ce n’était pas facile, car nous avions hérité des grands frères des années 60, avec un engagement total dans la musique. Les années 80 correspondaient davantage aux boîtes à rythmes, ce qui nous a considérablement éloignés. Nous ne jouions plus ensemble. Chacun jouait dans son coin, ce qui était assez difficile. Mais, ce soir, il s’agit de rendre hommage à Bill Akwa Bétoté. Nous aurons donc, tout à l’heure, une petite rencontre musicale que j’appellerai « Warm up easy playing » car il n’y aura aucun protocole. Nous allons jouer dans un esprit de partage total : ceux qui voudront jouer, jouerons, ceux qui voudront chanter, chanterons. Si vous avez des questions, j’essayerai d’y répondre. Sinon, merci d’être venus.
Frank Tenaille
Je vais passer la parole à So Kalmery, afin qu’il nous dise quelques mots sur cette période. L’histoire est toujours là, car son père a été tué lors de la répression anti loubomiste. So Kalmery, tu es donc marqué, dès le départ, par cette histoire. Car, les genres musicaux prenant leurs sources dans des rites ancestraux, tu as essayé de faire des mutations. Peux-tu nous parler de ton travail ?
So Kalmery
Bonsoir. Je ne savais pas que je parlerais de ce qui s’est passé, car cela est très difficile à expliquer. Les gens confondent les musiciens avec les stars du show bizness. Tout d’abord, un vrai musicien est ici parce qu’il aime le français et les gens. C’est comme un piano qui comprendrait beaucoup de notes, dont on dirait« que l’on n’aime pas le la ». Ce n’est pas possible, on ne peut pas l’enlever. Donc, pour nous, ce qui est important, ce sont les gens : nous sommes ici à cause des français, et non à cause de la Tour Eiffel. Nous sommes vraiment de vrais parisiens. Depuis les années 80, la musique avait une allure et quelque chose devait se passer. Nous avons donc amené beaucoup de musiciens de France à l’étranger, et tout ce que nous gagnons, nous le ramenons ici, enFrance. Mais malgré cela, on ne nous donne pas l’occasion de nous exprimer.J’espère qu’il y aura un sursaut, ce n’est pas possible, car cela est très dangereux pour la culture. Nous sommes ici pour échanger ce que nous avons avec les musiciens français. Je fais donc beaucoup d’écoles de musique et d’universités pour essayer d’enseigner le blacka, car il s’agit de la première musique urbaine en Afrique. Beaucoup de personnes se demandent pour quelles raisons cette musique ressemble à celle des Etats-Unis, mais cela est logique, car elle est sortie en même temps que le ragtime en Amérique. Nous avons donc les mêmes danses. Le blacka est une musique qui explique l’univers : les sept notes, les trois couleurs qui se multiplient, les sept planètes, les sept jours, le respect de la nature. Il y avait aussi des compétitions de danse comme le hip hop. Aujourd’hui, nous avons l’impression tout cela ne peut plus exister à cause des médias ou des maisons de disques. Or, je pense que nous avons besoin de la force de tous, car il s’agit de l’avenir. Mais je participe à de nombreux concours de très jeunes musiciens de 14 ans, et je constate qu’il existe quand même un espoir de la part des artistes. Mais, s’ils ne nous voient pas, il n’y aura pas de références. C’est cela que nous sommes en train de perdre. Mais, je sais que des gens luttent pour cela, et nous avons confiance.Il faut que nous nous organisions. Merci.
Frank Tenaille
La spiritualité est une dimension très importante. SoKalmery, je me souviens que tu étais parti en Egypte pour étudier les racines africaines. Et, lorsque que tu as eu la possibilité de tourner avec Carlo Santana, et tu es allé voir les Aborigènes en Australie.
So Kalmery
Oui, cela coïncidait avec un contrat en Australie, et je ne voulais pas m’engager sur quatre années.
Frank Tenaille donne la parole à Brice Ahounou.
Brice Ahounou
Je voulais parler du travail de Bill Akwa Bétotè. Une réflexion plurielle doit être menée à propos de ses photos. Celles-ci sont de l’ordre de l’archive et témoignent de l’engagement de ces musiciens. Mais pour moi, le plus important est l’engagement du photographe qui a pris ces photos. En effet, Bill Akwa Bétotè a démarré dans les années 70, et, avec discipline et constance, il a continué à amasser les photos. Certes, il a une quantité phénoménale d’archives, lesquelles doivent être interrogées. Il n’en a pas beaucoup parlé tout à l’heure en raison de sa modestie, mais il existe une espèce de mise en scène, de relation entre le sujet photographié et le photographe. Il existe quelque chose qui dépend des situations dans lesquelles on se trouve. En effet, il n’est pas toujours évident qu’une attachée de presse vous amène voir un artiste, ni d’entrer dans un concert. Car, même si vous êtes considéré comme un journaliste photographe important, certaines situations sont parfois très difficiles. Mais, malgré cela, Bill parvient à faire ses images. Il y a donc un engagement, un amour du métier, de ces artistes, dans la restitution de quelque chose. Or, au regard de l’affaire Nico, un guitariste essentiel de l’AfriqueCentrale, nous savons que celui-ci a posé les principaux canons repris par des guitaristes aujourd’hui (ex : solo de Kabasélé de « Indépendance Cha-Cha »). Merci pour ces archives et pour ce travail patrimonial que nous devons désormais interroger, car chacune de ces photos peut faire l’objet d’une discussion, d’un écrit. J’invite les confrères présents à aller piocher dans son grenier électronique, car derrière ces images se cachent d’importantes histoires à découvrir. Merci pour cela.
Hilaire Penda
Nous savons que c’est grâce à Bill que nous sommes ici aujourd’hui. Il est difficile d’expliquer qui il est, en quelques secondes. Je ne sais pas ce qu’il se passera lorsqu’il publiera un livre, mais depuis des années, il est l’œil de Paris, de tous les concerts, sans exception. Je ne sais pas quoi te dire Bill, mais je t’adore.
Brice Ahounou
Je souhaiterais ajouter une dernière chose. Bill allait voir Yvette Horner, une grande dame de l’accordéon, pour la photographier. Car, il a aussi l’amour de l’accordéon.J’ai fait quelques compagnonnages nocturnes avec lui dans Paris, autour des concerts, et rituellement, il annonçait qu’il allait voir Yvette Horner ou Johnny. En effet, il porte aussi tout son univers de musicien de jazz. Bill est quelqu’un qui a ouvert son champ, en dehors de la musique africaine.
Frank Tenaille
Je vais conclure avec deux ou trois morceaux. Je voudrais saluer Sirou, qui est toujours très humble, mais très important. Je finirai avec deux morceaux :« Emma » de Touré Kunda, qui fut un grand succès, et « Les Jaloux saboteurs » de Maître Gazonga. Concernant les photos, celles-ci véhiculent effet une multitude de sens, et certaines sont des photos clé dans l’histoire. Par exemple, il existe une photo de Mamadou Konté, fondateur dufestival « Africa Fête » soutenu par des artistes français (dont Claude Nougaro, Charles Trenet et François Béranger), et instaurateur d’une professionnalisation en Afrique. Mamadou Konté fut également présent lors de la naissance de Zone Franche et fut un militant syndicaliste durant de nombreuses années en France. Il existe également une photo de « Tam Tam pour l’Ethiopie », album lancé à l’initiative de Manu Dibango et d’une quarantaine d’artistes contre la sécheresse. Pour terminer sur Bill Akwa Bétotè, effectivement, son travail photographique s’étend au-delà de l’Afrique, à savoir à l’Occitanie, la Bretagne, les Antilles, entre autres. Il s’est également penché sur d’autres champs esthétiques, dont une photo de l’enterrement Jo Maka, en 1981, réunissant de nombreuses personnes autour de satombe. Cette photo représente toute l’histoire du free jazz français, un entre deux musical particulièrement intéressant, où Paris fut la capitale de l’invention jazzistique, reconnue par les américains. De plus, la mort de JoMaka signe la fin d’une période. Les photos de Bill Akwa Bétotè sont en effet des photos sur lesquelles il faudrait revenir et retravailler. Un proverbe africain dit « Si les lions avaient eu leurs historiens, les histoires de chasses n’auraient pas toujours tournées à l’avantage des chasseurs. » Bill se place dans le cadre de cette philosophie. Et le réseau Zone Franche, dont nous sommes acteurs avec Hilaire Penda, ne doit pas être une histoire à sens unique.
Kiala
Je souhaiterais ajouter une chose. Bill Akwa Bétotè me surprend tout le temps. Lorsque je vais voir un groupe africain, je le vois comme un chat. Bill, que Dieu te garde. Sans toi, je ne sais pas si l’on nous connaîtrait dans cette ville. Je voudrais également remercier mon frère, Hilaire Penda. Pour moi, Hilaire Penda est un guerrier.Hilaire est parti en Angleterre pendant huit ans. Je l’ai retrouvé lors d’un concert jazz de Jean-Jacques Elangué. Il m’a demandé ce qui se passait dans ce pays. Je lui ai répondu qu’il ne se passait rien. Il m’a dit qu’il allait faire quelque chose. C’était le « Warm up », l’association des RaresTalents. Si des sponsors sont présents aujourd’hui, j’aimerais qu’ils aillent le voir. Car, grâce à Hilaire et à « Warm up » que les jeunes musiciens commencent à me connaître. Merci.
Frank Tenaille
De nombreuses personnes sont présentes dans la salle. Je voulais remercier Daddy Yod, qui fait un retour très remarqué avec un album intéressant, et qui est une figure tutélaire du dancehall franco-créole des années 80. Comme l’a dit Hilaire, vous allez donc assister tout à l’heure aux concerts, mais nous allons terminer avec« Les Jaloux saboteurs » de Gazonga, et « Emma » des Touré Kunda. Je vous remercie tous d’avoir fait le déplacement.